vendredi 27 juin 2008

Albert Cossery (1913-2008) : penser, rêver, observer

"Il avait su inventer avec bonheur un moyen de vivre au prix du moindre effort: en écrivant le moins possible, sept romans exactement, et de petit format, plus un recueil de nouvelles, dont il revendait les droits à des éditeurs différents et, en dernier lieu, à Joëlle Losfeld, son amie et éditrice la plus fidèle. Par amour de la phrase ciselée, il écrivait au rythme d'une phrase par semaine. De quoi gagner juste assez pour vivre sans rien posséder, loger dans sa petite chambre de La Louisiane et ne penser à rien d'autre qu'à satisfaire son plaisir immédiat. Lequel ne tenait finalement qu'à une chose très simple: la lente et délicieuse contemplation du monde. (...)
Mais dans chacun de ces huit livres, l'écrivain n'a jamais quitté le décor de cet Orient proche qui avait forgé sa sagesse. Il y donne la parole aux sages d'entre tous que sont les marginaux de la rue orientale, vagabonds démunis et visionnaires, vendeurs de haschich ou culs-de-jatte, mendiants, exclus, fainéants et débrouillards. Parmi les sept romans, un chef d'oeuvre : "Mendiants et orgueilleux". Mais chacun est un joyaux d'humour excentrique, un regard désintéressé sur la vie. Où la paresse est une philosophie, le dénuement un art de vivre, la nonchalance une manière de respirer. Une arme contre l'ivresse de la propriété et autres frénésies inutiles. (...)
Une fois publié son dernier roman, "Les couleurs de l'infamie" (1999), il avait décidé de ne plus jamais écrire une ligne. Il a tenu promesse. Il avait déjà perdu la parole, une opération du larynx ayant fait totalement disparaître sa voix cassée de vieille vamp. Cela lui était tout à fait égal. Albert Cossery n'éprouvait nullement le besoin de converser. Contempler lui suffisait. S'il avait vraiment quelque chose à dire, il sortait un bout de papier et écrivait une question, ou une réponse, d'un air vaguement agacé.
Les dix dernières années de sa vie, donc, Albert Cossery n'écrivait plus, ne parlait plus. Il ne faisait que penser, rêver, observer, faire la sieste et déambuler dans les rues de Saint-Germain-des-Près, de sa démarche désarticulée, souvent au bras d'une jeune amie blonde. Être vivant le réjouissait, son propre silence le comblait, il était heureux. (...)"

(Marion Van Rentergheim, "Albert Cossery: il avait fait du dénuement et de la paresse une philosophie et le sujet de ses romans", Le Monde, Mercredi 25 juin 2008, p.22)