vendredi 14 septembre 2012

Tout se mettra à exister en raison de la présence de son contraire

"C'est le plat qui fait le relief. Que serait la montagne si elle n'avait la plaine pour lui donner du relief et de la personnalité? Cela est un immense problème, une question fascinante. Tout se mettra à exister en raison de la présence de son contraire. La terre est d'autant plus ferme que l'océan est liquide. Le froid est d'autant plus coupant que le vent pourrait être si doux. Et la montagne est d'autant plus visible quand elle se découpe sur fond de plaine. C'est la magie de la platitude que de toujours promettre son contraire. Qui s'installe dans la tranquillité de son ennui et l'accepte volontiers comme un état souhaitable se place dans l'enviable position d'avoir à jouir de tout. Le moindre sera remarqué. Cela s'appelle l'essentiel. Celui ou celle qui cultive l'essentiel verra qu'il est plus facile de s'émouvoir quand notre sensibilité est entraînée dans le sens du plat de la routine. De la visite rare est toujours plus précieuse qu'un va-et-vient continu de fêtards. Le moindre petit détail est apprécié à sa juste valeur, nul ne manque rien de rien quand le rien est son pain quotidien." (Serge Bouchard, C'était au temps des mammouths laineux)

jeudi 13 septembre 2012

La platitude de l'un sera l'émerveillement de l'autre

"Même à Venise, le défi du quotidien se pose et cela existe, un Vénitien au fil des jours ou un Romain qui meurt d'ennui. Cela existe aussi, un Parisien qui trouve le temps de Paris trop gris, la ville trop animée, le métro trop odorant, et ainsi de suite. Le Vénitien partira en Chine, le Parisien à l'autre bout du monde, pour fuir la platitude d'un lieu ou d'autres viendront pour se changer les idées. Où l'on voit que la platitude de l'un sera l'émerveillement de l'autre. Tout est relatif à ce que l'on fuit. Ce que nous ne voyons plus, ce que nous ne voyons pas, ne peut nous émouvoir. La platitude, nous la fuyons comme si la fuite était possible. Alors qu'il est clair que la fuite est impossible. Ce qu'il nous est possible de conserver, de cultiver, c'est notre sens de l'émerveillement. Alors, le goût de fuir s'estompe, quand tout nous émeut dans l'apparente insignifiance des choses. Je regarde passer les avions, les camions, les autobus, les bateaux, je regarde pousser les arbres, voler les oiseaux, je regarde les nuages, les gens, les moindres animaux, même le loup commun. Pas besoin d'un panda dans ma mire pour faire ma journée. Pas besoin de Capri pour mourir. Je ne viendrai jamais à bout d'épuiser la richesse des merveilles de ma propre cour." (Serge Bouchard, C'était au temps des mammouths laineux)

mercredi 12 septembre 2012

Pour mes vieux jours

"Je me tords de rire quand on me propose d'être actif et dynamique à quatre-vingts ans, en train de dépenser un fonds de pension qui me permet d'aller à Venise au printemps, au Costa Rica en hiver, je rigole quand on me propose une vieillesse à jouer au golf, à faire du trampoline ou de la plongée sous-marine. Pour mes vieux jours, je ne veux pas de ce charabia: je veux naturellement une berçante, la maudite paix et une loupe pour lire. Je veux que mes proches me protègent, me respectent et viennent me voir le moins souvent possible. Je veux la chance de la santé qui décline lentement, sans à-coups. Je veux jusqu'au bout conserver le sens de l'humour et garder le sourire pendant le naufrage. Il n'est rien comme le sourire du fusillé pour laisser un doute profond dans l'esprit de peloton d'exécution." (Serge Bouchard, C'était au temps des mammouths laineux)
"Nos cartes géographiques sont essentiellement touristiques et notre vision du monde est journalistique. Chacun connaît son Mexique, à travers des sites mythiques de farniente, de repos, d'hôtels, de soleil, de plage. Les plus perspicaces d'entre nous pousseront l'intérêt jusqu'aux trésors précolombiens; il n'y a rien comme une pyramide pour vous remonter la cote d'un site. La nouvelle carte mondiale est une carte de crédit, nous voulons tous nous payer une dose de "dé-pays", cela est en somme un forfait. Chacun sait que le monde souffre, par la guerre, les horreurs, les catastrophes naturelles et la pauvreté scandaleuse. Les chefs d'antenne se pressent sur les lieux des drames afin que nous ayons le sentiment de nous rapprocher de la souffrance. Il faut bien que diffuseur diffuse. Nous sommes devenus les globe-trotters d'une terre achalandée, les nouveaux explorateurs d'un monde archi-connu. Oui, chacun est la vedette de son propre cliché, sur fond de photos et de vidéos. Nous sommes les légendes instantanées d'un grand album Internet qui nous permet de montrer notre face à l'écran. Nous faisons la file au pied du Kilimandjaro et des allers-retours en Thaïlande, sans autre effort que le transport de nos valises dans les corridors de l'aéroport. Mais où s'en vont les reportages personnels, les twitters, les "chats", les Facebook de nos tribulations modernes, les milliards de photos numériques de nous-mêmes? Nous sommes devenus des petits "moi" chronophobes rebondissant en jet aux quatre coins de la planète. Mais que savons-nous du sol que nous foulons? Nous souvenons-nous qu'il n'est qu'un seul voyage, celui de notre vie, et que ce voyage-là n'est pas une partie de plaisir, surtout vers la fin?" (Serge Bouchard, C'était au temps des mammouths laineux)

Personne ne regarde personne

"Nous tenons des réunions de production où il est question de partager nos idées. Nous les partageons en grand, sur Google.doc. Personne ne regarde personne, nous sommes cinq autour d'une table, je suis le seul à regarder les autres dans les yeux. C'est difficile, car les regards sont ailleurs, chacun est derrière le couvercle argent de son portable ouvert, petite pomme blanche bien en vue, ils fixent les écrans, virtuoses claviéristes, et dès que je nomme un personnage ou un lieu, un concept ou une référence historique, j'entends des clics clics clics, indication sonore que mes amis cherchent sur Google Maps, sur YouTube, sur Wikipédia, n'importe où, pourvu que ce soit maintenant et tout de suite, une confirmation de ce que je viens de dire. Les jeunes ne font rien par eux-mêmes et jamais ils ne feront confiance à leur cerveau comme ils le font avec le clavier de leur ordinateur. Autrement dit, ils pensent avec leur instrument, ils parlent comme leur instrument, ils ont intégré l'intelligence artificielle comme leur propre intelligence, et cela donne, en effet, des réunions où les petits ordinateurs dictent le style des échanges." (Serge Bouchard, C'était au temps des mammouths laineux)