mardi 6 juin 2017

Légitimité de la science

"La science, comme la philosophie, doit demeurer un lieu de diversité. Son absence de dogmatisme, y compris quant à ses propres fondements, est la quintessence de sa légitimité."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

Raisonnement scientifique

"Raisonner scientifiquement c'est composer avec le doute."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

Changements de paradigmes

"Je pense qu'il est fructueux d'hybrider la pensée de Feyerabend avec une dose de Thomas Kuhn. Celui-ci a également entrepris de réformer l'épistémologie poppérienne en notant très adéquatement qu'une authentique révolution survient non pas quand une théorie est falsifiée mais quand une meilleure théorie est adoptée. En effet, l'avance du périhélie de Mercure, défaut de la théorie Newtonienne que nous évoquions, fut notée bien avant la découverte de la relativité générale qui en rend compte. Mais, très naturellement, la physique de Newton ne fut pas abandonnée avant que celle d'Einstein soit découverte! De même, on connaît aujourd'hui les limites de a théorie d'Einstein. Souligner qu'elle ne fonctionne plus pour décrire le Big Bang ou le cœur des trous noirs est une évidence. Ce qui est intéressant n'est pas de rappeler que ce modèle n'est pas le modèle définitif du monde - de cela personne ne doute et je parierais qu'un tel modèle n'existe pas - mais de trouver le remplaçant, dans ce cas précis une théorie de gravitation quantique.
Ce qui conduit Kuhn à conclure que la science ne fonctionne pas par accumulations mais par ruptures. Il nomme cela des changements de "paradigmes", c'est-à-dire des changements de représentation globale du monde. Il me semble que le point essentiel dans son approche est l'idée que les paradigmes sont incommensurables. Il n'est pas vraiment possible de les comparer ou de les hiérarchiser car ils n'ont, si l'on peut dire, rien en commun. Dès lors que Dieu n'est plus convoqué dans le débat, il n'existe aucun point de vue parfaitement neutre ou objectif sur le réel. Ce rappel à la modestie me paraît plus que nécessaire. Le monde de l'homme occidental contemporain est certainement plus techniquement abouti que celui des ethnies amérindiennes du XIXe siècle mais rien ne permet de dire qu'il est plus "juste" ou plus "vrai". Peut-être faudrait-il ici distinguer entre progrès scientifique et progrès technique mais le problème de l'absence "d’œil de Dieu", entièrement dépourvu de biais ou de contamination sociale, demeurerait entier."

(Aurélien Barrau, De la vérit)

Anarchisme épistémologique

"La science est exploratoire, y compris quant à ses propres modalités.
C'est en ce sens que Feyerabend évoque ce qu'il nomme "l'anarchisme épistémologique". Il n'existe aucune règle simple qui serait suivie par toutes les sciences, ni même par une seule science à toutes les époques. Et peut-être pas même par une science donnée à un instant donné. Il considère que la seule règle qui vaille pour décrire la manière dont une théorie devient le paradigme dominant est "tout est bon". Il ne faut pas mésinterpréter cet adage. Il ne s'agit pas d'encourager les scientifiques à user de tous les moyens et moins encore à faire n'importe quoi! Il s'agit simplement de constater que, au vue de l'histoire des sciences, des astuces de type logique, rhétorique, esthétique, voire éthique, ont effectivement été employées dans l'avènement des modèles aujourd'hui admis ou utilisés. Que cela plaise ou non, telle est l'histoire. Il n'existe pas de règle identifiable. Quelle que soit la règle considérée, il sera possible de trouver un exemple où elle fut fructueusement violée. Les faits dépendent aussi des théories et non pas seulement l'inverse. Et Feyerabend a beau jeu de considérer la révolution copernicienne qui, en effet, fit essentiellement voler en éclats tous les dogmes qui la précédaient, y compris au niveau méthodologique. Sans doute est-il juste, comme il le proposa, de penser "la science en tant qu'art". Et, à mon sens, cela n'est pas une insulte à la démarche scientifique, bien au contraire! Donner à cette dernière le droit à ne pas être un ultime dévoilement du réel mais plutôt une invention sous contraintes, c'est sans doute lui reconnaître l'humilité et la créativité qui, parfois, lui sont déniées."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

Importance des hypothèses

"Feyerabend montre que les hypothèses apparemment incongrues auxquelles il nous arrive de recourir en cas d'inadéquation d'une théorie avec les mesures s'avèrent essentielles dans le développement des sciences. Ce ne sont pas des accidents mais des moteurs à part entière."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

Chaque théorie est fausse!

"En ce sens, l'idée poppérienne de remplacer la vérification par la falsification est excellente. Ce qui, selon lui, fait qu'une théorie est scientifique est sa capacité à être mise en défaut. La loi de Newton est une théorie scientifique parce qu'il est possible de concevoir une expérience (d'ailleurs déjà faite) qui la réfute. L'avance du périhélie de Mercure - c'est à dire la précession de son orbite elliptique - est, par exemple, en contradiction avec la gravitation universelle newtonienne. En revanche, l'expression "Dieu existe" n'est pas scientifique parce qu'elle ne saurait être réfutée. On ne peut concevoir une expérience qui soit en mesure de démontrer sa fausseté. Autant il est impossible de prouver une théorie scientifique pour les raisons précédemment évoquées (on ne peut tester l'infinité de ses prédictions et les tester avec une précision infinie), autant il est possible de la réfuter, de la mettre en défaut, puisqu'il suffit d'une seule observation qui entre en contradiction avec une de ses prédictions pour que celle-ci s'effondre."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

La démarche scientifique

"La science est un effort - souvent désespéré, c'est vrai, et peut-être parfois même pathétique, reconnaissons-le - pour tenter de lire dans le monde autre chose que ce que nous y avons nous-même instillé. Récuser cette démarche, ce n'est pas seulement se priver des richesses d'un monde protéiforme, c'est aussi - je le crains - faire preuve d'arrogance en oubliant que l'Univers ne se réduit pas à ce que nous souhaitons qu'il soit ou à ce que nous percevons directement de lui.
La science est une "désanthropocentrisation" du réel. Elle tente de nous mettre en rapport avec un ailleurs. Elle tente de frayer un chemin dans l'au-delà de notre vision immédiate. Elle tente de présenter un monde qui n'est pas la simple traduction de nos propres besoins ou désirs. L'astronomie, par exemple, montre que l'aspect de la voûte céleste dépend largement de la manière dont celle-ci est scrutée. Nos yeux ne voient presque rien. La lumière à laquelle nous sommes sensibles n'est qu'une fraction absolument dérisoire de l'ensemble des lumières (disons des ondes électromagnétiques) existantes. Quand le ciel est observé suivant ces autres lumières il présente un tout autre aspect."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

Penser en scientifique

"La science a cette salutaire capacité à nous montrer que l'Univers n'est pas qu'une construction conventionnelle: quelque chose d'étrange, souvent de magnifique, parfois de stupéfiant, se révèle à nous. Penser en scientifique, c'est d'abord accepter de se laisser surprendre; c'est ne pas enclore le réel dans ce que nous souhaitons qu'il soit; c'est vouloir penser au-delà de nos fantasmes et de nos croyances. En demeurant conscient des limites évidentes de cette démarche : la pensée ne se distancie jamais d'elle-même. C'est cet effort teinté d'impossible qui, sans doute, fonde le geste."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

La Vérité dans la Grèce archaïque

"En Grèce archaïque, la vérité ne s'opposait pas au mensonge ou à l'erreur mais à l'oubli. La parole du poète, inspirée par les Muses, tendait à définir la vérité comme anamnèse, c'est-à-dire comme mémoire ressuscitée. Elle est primitivement davantage une pratique initiatique qu'un concept logique."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)

Définir la science

"Je ne pense donc pas qu'il soit possible de trouver une définition simple de ce qu'est la science. Et je ne suis pas persuadé que ce soit même souhaitable. Il faut laisser un peu de souplesse et ne surtout pas trop figer les possibles. Définir, bien que cela puisse être nécessaire, est toujours un acte dangereux et parfois même violent. Les dictionnaires sont des cimetières ou des prisons. Rien ne serait pire que de "pétrifier" une démarche en l'enfermant dans une définition qui, aussi précise soit-elle pour décrire un état de fait à un instant donné, interdirait la dynamique évolutive.
Qu'est-ce que définir? Dans certains cas, nous disposons d'un ensemble d'objets ou de démarches pour lesquelles il faut chercher un concept permettant de les subsumer - disons de les englober. Ce serait alors une définition "en extension". Nous serions en accord sur ce que sont les gestes scientifiques, sur ce que sont les attitudes non scientifiques, et nous chercherions les mots pour caractériser ce qui différencie les premiers des secondes. Dans d'autres cas, au contraire, nous cherchons un concept a priori pour déterminer ensuite ce que seront les choses ou les démarches qui y satisfont. Ce serait alors une définition "en intention". Certains considèrent que l'art se définit mieux suivant la première approche et la science suivant la seconde. L'intention de la science, le concept qui rassemble ses modes ou ses déclinaisons, serait alors la Vérité ou l'exactitude. Je pense que ces disjonctions sont très naïves. La situation est beaucoup plus complexe et intriquée que cela.
Et il me semble même raisonnable de choisir cette complexité comme un élément de la "proto-définition" qu'il serait possible de donner de la science. Elle est avant tout une tension. Une tension constitutive entre, d'une part, la liberté presque démiurgique du scientifique et, d'autre part, la contrainte terrible que constitue le réel. Il existe de multiples manières - peut-être une infinité - de décrire le même monde et le scientifique est en situation de choix. Il est créateur. Il invente un modèle dans un rapport au monde qu'on pourrait dire essentiellement "esthétique". Il façonne un discours. Il est guidé par la beauté. Mais sa création est sous contrainte. Il se doit de faire face à une altérité radicale. Quelque chose s'impose à lui. Ce qu'il observe ne reflète pas que ses fantasmes ou ses attentes. La nature n'est pas - et c'est là sa grâce - que le miroir de nos attentes. Le chercheur est aux prises avec l'implacable factualité d'un réel qui n'est jamais purement contractuel. C'est certainement au coeur de cette tension  que se joue le geste scientifique."

(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)