"Je pense qu'il est fructueux d'hybrider la pensée de Feyerabend avec une dose de Thomas Kuhn. Celui-ci a également entrepris de réformer l'épistémologie poppérienne en notant très adéquatement qu'une authentique révolution survient non pas quand une théorie est falsifiée mais quand une meilleure théorie est adoptée. En effet, l'avance du périhélie de Mercure, défaut de la théorie Newtonienne que nous évoquions, fut notée bien avant la découverte de la relativité générale qui en rend compte. Mais, très naturellement, la physique de Newton ne fut pas abandonnée avant que celle d'Einstein soit découverte! De même, on connaît aujourd'hui les limites de a théorie d'Einstein. Souligner qu'elle ne fonctionne plus pour décrire le Big Bang ou le cœur des trous noirs est une évidence. Ce qui est intéressant n'est pas de rappeler que ce modèle n'est pas le modèle définitif du monde - de cela personne ne doute et je parierais qu'un tel modèle n'existe pas - mais de trouver le remplaçant, dans ce cas précis une théorie de gravitation quantique.
Ce qui conduit Kuhn à conclure que la science ne fonctionne pas par accumulations mais par ruptures. Il nomme cela des changements de "paradigmes", c'est-à-dire des changements de représentation globale du monde. Il me semble que le point essentiel dans son approche est l'idée que les paradigmes sont incommensurables. Il n'est pas vraiment possible de les comparer ou de les hiérarchiser car ils n'ont, si l'on peut dire, rien en commun. Dès lors que Dieu n'est plus convoqué dans le débat, il n'existe aucun point de vue parfaitement neutre ou objectif sur le réel. Ce rappel à la modestie me paraît plus que nécessaire. Le monde de l'homme occidental contemporain est certainement plus techniquement abouti que celui des ethnies amérindiennes du XIXe siècle mais rien ne permet de dire qu'il est plus "juste" ou plus "vrai". Peut-être faudrait-il ici distinguer entre progrès scientifique et progrès technique mais le problème de l'absence "d’œil de Dieu", entièrement dépourvu de biais ou de contamination sociale, demeurerait entier."
(Aurélien Barrau, De la vérit)