"Je ne pense donc pas qu'il soit possible de trouver une définition simple de ce qu'est la science. Et je ne suis pas persuadé que ce soit même souhaitable. Il faut laisser un peu de souplesse et ne surtout pas trop figer les possibles. Définir, bien que cela puisse être nécessaire, est toujours un acte dangereux et parfois même violent. Les dictionnaires sont des cimetières ou des prisons. Rien ne serait pire que de "pétrifier" une démarche en l'enfermant dans une définition qui, aussi précise soit-elle pour décrire un état de fait à un instant donné, interdirait la dynamique évolutive.
Qu'est-ce que définir? Dans certains cas, nous disposons d'un ensemble d'objets ou de démarches pour lesquelles il faut chercher un concept permettant de les subsumer - disons de les englober. Ce serait alors une définition "en extension". Nous serions en accord sur ce que sont les gestes scientifiques, sur ce que sont les attitudes non scientifiques, et nous chercherions les mots pour caractériser ce qui différencie les premiers des secondes. Dans d'autres cas, au contraire, nous cherchons un concept a priori pour déterminer ensuite ce que seront les choses ou les démarches qui y satisfont. Ce serait alors une définition "en intention". Certains considèrent que l'art se définit mieux suivant la première approche et la science suivant la seconde. L'intention de la science, le concept qui rassemble ses modes ou ses déclinaisons, serait alors la Vérité ou l'exactitude. Je pense que ces disjonctions sont très naïves. La situation est beaucoup plus complexe et intriquée que cela.
Et il me semble même raisonnable de choisir cette complexité comme un élément de la "proto-définition" qu'il serait possible de donner de la science. Elle est avant tout une tension. Une tension constitutive entre, d'une part, la liberté presque démiurgique du scientifique et, d'autre part, la contrainte terrible que constitue le réel. Il existe de multiples manières - peut-être une infinité - de décrire le même monde et le scientifique est en situation de choix. Il est créateur. Il invente un modèle dans un rapport au monde qu'on pourrait dire essentiellement "esthétique". Il façonne un discours. Il est guidé par la beauté. Mais sa création est sous contrainte. Il se doit de faire face à une altérité radicale. Quelque chose s'impose à lui. Ce qu'il observe ne reflète pas que ses fantasmes ou ses attentes. La nature n'est pas - et c'est là sa grâce - que le miroir de nos attentes. Le chercheur est aux prises avec l'implacable factualité d'un réel qui n'est jamais purement contractuel. C'est certainement au coeur de cette tension que se joue le geste scientifique."
(Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences)