"Depuis toujours notre État ne discute pas. Il ordonne, dirige, et s'occupe de tout. Jamais il ne discute. Et le peuple jamais ne veut discuter. L'État est violent; l'État est généreux; chacun peut profiter de ses largesses, mais il ne discute pas. Le peuple non plus. La barricade défend les intérêts du peuple, et la police militarisée s'entraîne à prendre la barricade. Personne ne veut écouter; nous voulons en découdre. Se mettre d'accord serait céder. Comprendre l'autre reviendrait à accepter ses paroles à lui en notre bouche, ce serait avoir la bouche toute remplie de la puissance de l'autre, et se taire pendant que lui parle. C'est humiliant, cela répugne. Il faut que l'autre se taise; qu'il plie; il faut le renverser, le réduire à quia, trancher sa gorge parlante, le reléguer au bagne dans la forêt étouffante, dans les îles où personne ne l'entendra crier, sauf les oiseaux et les rats fruitiers. Seul l'affrontement est noble, et le renversement de l'adversaire; et son silence, enfin.
L'État ne discute jamais. Le corps social se tait; et quand il ne va pas bien il s'agite. Le corps social dépourvu de langage est miné par le silence, il marmonne et gémit mais jamais il ne parle, il souffre, il se déchire, il va manifester sa douleur par la violence, il explose, il casse des vitres et de la vaisselle, puis retourne à un silence agité.
Celui qui fut élu dit sa satisfaction d'avoir obtenu tous les pouvoirs. Il allait pouvoir gouverner, dit-il, enfin gouverner, sans perdre de temps à discuter. Aussitôt on répondit que ce serait grève générale, le pays paralysé, les gens dans la rue. Enfin. Le peuple, qui en a assez de l'ennui, des ennuis et du travail, se mobilise. Nous allons au théâtre."
(Alexis Jenni, L'art français de la guerre)