"Dans les sociétés anciennes, il y avait peu de supports externes pour entreposer la mémoire collective. Pas de documents, pas d'archives, pas de photos. L'instrument de la mémoire, c'était l'oralité, c'est-à-dire la récitation incantatoire des généalogies, des mythes, des histoires et des légendes propres à une société, cultivés par elle, transmis et retransmis à travers les générations. Curieusement, l'Occident a tôt fait de disqualifier ces contes et autres balivernes à la face même de l'histoire. Il a qualifié ce monde de "pré-historique" et a fait équivaloir la notion de mythe à de la pure fausseté. Sans document point de salut, car on sait bien que les écrits restent et que les paroles s'envolent. L'histoire commence avec l'écrit. L'histoire est donc un domaine d'enquête où il faut fournir des preuves écrites de ce que l'on avance. L'historien prétend à l'objectivité et il entend que son discours soit apprécié parce que vrai. Il se range du côté de la science. Le mythe et ses dérivés, le conte et la légende, n'ont pas cette prétention. Ils ne s'inscrivent pas dans la ligne du temps, ils tracent plutôt le cercle de l'éternel retour."
"D'ailleurs, si les écrits restent, ils n'ont pas toujours la valeur qu'on leur accorde. Car les documents se falsifient, les mensonges s'écrivent, les menteurs témoignent. L'objectivité en histoire est très souvent un mythe. On peut y tendre de bonne foi, s'en approcher parfois, mais la plupart du temps, cette objectivité cache une intention. Les histoires nationales, on le sait, sont des vues de l'esprit national. La mémoire collective est sélective. L'histoire du royaliste n'est pas l'histoire du républicain."
(Serge Bouchard, Un café avec Marie)