samedi 25 mars 2006

Que faites-vous du temps qu'il vous reste ?

"C'est le genre d'homme qui peut tout faire, n'étant personne. C'est le genre d'homme qui a tout fait, des études, des travaux, des coups. Maintenant il dirige une usine. Mais diriger n'est pas le mot. Les milieux d'affaires sont comme tous les autres. C'est partout la même loi élémentaire, triviale. Partout la soif de gouverner, le goût d'anéantir. Il connaît cette loi, sans s'y soumettre. Il est comme un aimant qui attire à lui la limaille des intérêts, des bassesses nécessaires à chacun dans un emploi. Il voit, il passe. Il n'est jamais corrompu par ce qui l'approche. C'est l'orgueil qui mène. Un orgueil incommensurable, par lui seul défini. L'orgueil de ne jamais manquer à l'élégance de vivre, l'orgueil d'échapper à ce qui est. Il va dans le monde comme un géomètre. D'instinct il calcule les distances. D'emblée il connaît le centre et la périphérie. Arrive-t-il quelque part, il entend déjà les paroles qui seront prononcées. Ce qui se passera, il le voit, et aussi ce qui ne se passera pas. Il va partout. Il côtoie des notables, des hommes lourds, puissants. Il est admis à leur table, reçu dans leur parole. Il s'approche de ces gens au plus près, comme on se penche sur le vide, dans le risque de s'y perdre. Il passe là au plus près de la mort de son âme, de la fin d'une enfance. Il échappe au dernier instant, dans un fou rire, dans l'insolence. Il redevient à l'ultime seconde ce qu'il n'a pas cessé d'être : l'enfant insupportable, curieux de tout. Le renard insoucieux du gibier. Il fait demi-tour. Dans le rire il s'éloigne. Il y a si peu de vrais événements dans la vie. Le monde est trop étroit pour son ambition et Dieu n'existe pas : alors que faire du temps qui reste, de tout le temps ?"

(Christian Bobin, La folle allure)