vendredi 31 mars 2006

"Je suis ici, ou là, ou bien ailleurs"

I

"En mon commencement est ma fin. Successivement
Les maisons s'élèvent et croulent, sont agrandies,
Déplacées, détruites, restaurées, ou bien à leur place
S'étend un champ ouvert, une usine ou une autostrade..
La vieille pierre se mue en bâtiments neufs, le vieux bois en feux
nouveaux,
Les vieux feux en cendres, et les cendres en terre,
Laquelle est déjà chair, fourrure et fèces,
Ossements d'homme et de bête, tuyaux de céréale et feuilles.
Les maisons vivent et meurent : il y a un temps pour bâtir
Et un temps pour vivre et pour engendrer
Un temps pour que le vent brise la vitre disjointe
Et secoure le lambris où trotte la musaraigne
Et secoure la tenture en loques tissée d'une devise silencieuse.
En mon commencement est ma fin. Voici que la lumière tombe
Sur le champ ouvert, délaissant le chemin creux
Clos de branchages, obscur l'après-midi,
Où l'on se presse contre un talus pour laisser passer un camion,
Et le chemin creux d'insister sur la direction
Du village, dans la chaleur électrique
Hypnotisé. Dans la brume chaude la lumière oppressante
Est absorbée, non réfractée par la pierre grise
Les dahlias dorment dans le silence vide.
Attendez la chouette précoce.

Dans ce chamnp ouvert
Si l'on ne vient pas trop près, si l'on ne vient pas trop près,
Par un minuit d'été l'on peut entendre la musique
Du pipeau grêle et du petit tambour
Et voir danser autour du feu de joie :
L'associement de l'homme et de la femme
En la dance signifiant mariage
Lequel est sacrement digne et commodieux.
Deux par deux vont, conjonction nécessaire,
L'un l'autre se tenant par la main ou le bras
En gage de concorde. Tournant, tournant autour du feu
Bondissant à travers la flamme ou bien encore nouant des rondes,
Avec solennité rustique ou rustique joyeuseté
Levant des pieds pesants dans leurs lours brodequins,
Pieds de terre, pieds de glaise levés en liesse campagnarde
La liesse de ceux qui sont depuis longtemps sous terre
Et nourrissant le blé. Battant la mesure,
Battant le rythme dans leur danse
Ainsi que leur vie dans les saisons vivantes
Le temps des saisons et des constellations
Le temps de la traite et le temps des moissons
Le temps de l'accouplement de l'homme et de la femme
Et de celui des bêtes. Pieds qui se lèvent, pieds qui retombent.
Manger et boire. Fiente et mort.

L'aube point, et un nouveau jour
S'apprête à la chaleur et au silence. Le vent de l'aube
Ondule et glisse sur la mer. Je suis ici
Ou là, ou bien ailleurs. En mon commencement."

(T.S. Eliot, Quatre Quatuors - East Coker)