vendredi 1 septembre 2006

Le donneur de câlins

"Impossible ne ne pas le voir. Très chic, chapeau de feutre, fleur à la boutonnière, parapluie fermé, yeux ouverts, il tient les bras tendus, immobile. Écrit à la craie sur deux petits tableaux noirs : "Câlins gratuits, free hugs".
Les gens s'attroupent, le scrutent, attendent qu'il baisse les bras, éternue, se fouille dans le nez. Nada. Est-ce une statue échappée de chez Madame Tussaud ? Un serveur automate ? Un employé du ministère du Tourisme, un col bleu de la Ville de Montréal, un témoin de Jéhovah nouveau genre, un pervers, un aspirant maire, un illuminé, Raël déguisé ?
Des commentaires fusent: "This is weird!" "Y est donc ben plein d'amour!" "Qu'est-ce qu'il cherche, ce charlot? On en a marre de glander ici. Allez hop! On s'arrache." "Armand, j'te l'dis, c'est pas un vrai." "Escuche a Marie-Chantale Toupin en el radio, es una cantante de Quebec, y le pague al taxista para que la callara." "J'te cré pas. Tu veux y aller ?" "Mi chiedo perchè Serge Losique porta sempre questo santo beretto." "J'aime ta skirt d'la way qu'a hang."Mais voilà qu'une femme plutôt jolie s'approche d'un pas déterminé de l'objet de tous nos regards. Rendus à sa hauteur, elle lui dit quelque chose. Alors il sourit et la prend dans ses bras. L'étreinte dure deux, trois secondes. Puis la femme recule, prononce encore quelques mots, glisse une pièce de monnaie dans une petite boîte discrète et s'en va. Le câlineur patenté ne la regarde pas partir. Tout de suite, il baisse la tête, se concentre, rouvre ses bras lentement et reprend la même position.
Pendant près d'une heure, je suis resté planté là comme un pissenlit, médusé. Et j'ai vu... des Britney wannabe au t-shirt bedaine, des papas avec leur enfant, une Chinoise au visage parcheminé, une gamine craquante aux cheveux bouclés, tous aller dans les bras de Monsieur Câlin, The Hugger Busker. Certains laissent derrière quelques sous, mais pas tous. Plusieurs se font croquer numériquement par leur famille ou leurs amis. Un ado, 15 ou 16 ans, s'y est repris à deux fois : la première avec un copain pour un hug à trois (cela sentait la bravade entre potes), la seconde, tout seul. C'était, comment dire, émouvant. Soudain, sur mon coeur de pierre, une égratinure..."

(Jean-Yves Girard, "Le donneur de câlins", Texte complet dans Le Devoir, vendredi 1er septembre 2006, page B 10)