mardi 15 septembre 2020

États d'âmes professoraux

 "Avec une belle ardeur, on « rentre » à l’université, mais sans y mettre les pieds (c’est même fortement déconseillé car attesté nuisible à la santé). Plein d’entrain, on parle à des étudiants imaginés (ces images cathodiques correspondent à s’y méprendre au type humain avec lequel on a frayé voilà à peine six mois). N’est-on pas l’ère où le réel est évacué au profit de ce qui passe pour être sa représentation ?

 

Infâme covid qui escomptait, foncièrement perfide qu’il est, de tout stopper et de nous consigner à un tournoiement éreintant de nos pouces, jadis oisifs. Mal lui en a pris; notre armement lourd, ingénieusement dissimulé à son regard indiscret, et nos troupes de choc, restées camouflées, sont entrés en action : chars de marque Zoom et Teams dernier cri, DCA actionnée par Office 365, obus pénétrants de catégories modules ultramobiles et capsules vidéos, grenades innovantes en PowerPoints narrés, intrépides saillies en H5P, dépôt de munitions Studium en béton renforcé, services spéciaux technopédagogiques aux bataillons rompus à la guerre de 5e génération. Sur terre, en mer, dans le ciel, l’innommable félon est confondu synchronement, asynchronement, hybridement et comodalement. De quoi donner le tournis à ce gonflé (et à nous aussi, vérité soit dite). Il n’est que de le voir désemparé pour goûter notre triomphe. 

 

On jouit de notre victoire devant un écran d’ordi, mais ce n’est que le hors-d’œuvre car tout désormais se fera là. Compagnon de tous les instants, interlocuteur impérieux, l’ordi se transforme en cordon ombilical nourricier d’individus atomisés et mis en isolement, voire en nouvelle prothèse d’une humanité en perte d’autonomie. En pleine forme, on est amené à s’appuyer sur l’appareil à tout faire, comme sur une béquille. La petite lucarne encadre, rythme, régule nos rapports avec le monde « réel ». On la fixe tellement longtemps que porter son regard au loin fait office d’exercice physique plus réparateur que jadis. Pendant nos cours, on parle à notre écran comme à un être conscient. Qui l’eût cru ?  Expérience surréelle qui n’attend que son complément : les réponses de l’écran. Avouons qu’à défaut de tout arrêter, le malfaisant covid, quoique déjoué et rabaissé, a réussi à nous faire vivre « autrement ».

 

Trêve de ronchonnement. Regardons vers l’avant, dût-on verser dans la rêverie pour atténuer l’inquiétude. La mise en quarantaine de longue durée aura peut-être … ses bons côtés, aussi sidérant que cela puisse paraître. Obligés de poursuivre notre vie dans des conditions moins qu’optimales, on apprend à distinguer l’essentiel de l’accessoire. De plus, ayant mis en suspens les rapports humains normaux, on saura mieux les apprécier lorsqu’ils seront à nouveau possibles." 


(Enjeux universitaires, des profs vous informent, https://enjeux-universitaires.ca/NV/no-82-15-septembre-2020/)