lundi 10 avril 2006

"En ma fin mon commencement"

V (et fin)

"Me voici donc à mi-chemin, ayant eu vingt années -
En gros vingt années gaspillées, les années de l'entre-deux-
guerres -
Pour essayer d'apprendre à me servir des mots, et chaque essai
Est un départ entièrement neuf, une nouvelle espèce d'échec
Parce que l'on n'apprend à avoir le dessus sur les mots
Que pour les choses que l'on n'a plus à dire, ou la manière
Dont on n'a plus envie de les dire. Et c'est pourquoi chaque
tentative
Est un nouveau commencement, un raid dans l'inarticulé
Avec un équipement miteux qui sans cesse se détériore
Parmi le fouillis général de l'imprécision du sentir,
Les escouades indisciplinées de l'émotion. Et ce qui est à conquérir
Par la force et la soumission a déjà été découvert
Une ou deux fois, ou davantage, par des hommes qu'on n'a nul
espoir
D'égaler - mais il ne s'agit pas de concurrence -
Il n'y a ici que la lutte pour recouvrer ce qui fut perdu,
Retrouvé, reperdu : et cela de nos jours, dans des conditions
Qui semblent impropices. Mais peut-être ni gain ni perte.
Nous devons seulement essayer. Le reste n'est pas notre affaire.

La maison est là d'où l'on part. Comme nous avançons en âge
Le monde devient plus étrange, et plus compliqué le motif
De morts et de vivants. Non le moment intense
Isolé, dénué d'avant comme d'après,
Mais bien toute une vie brûlant à chaque moment
Et non le temps de vie d'un homme seulement
Mais celui-là de vieilles pierres indéchiffrables
Il y a un temps pour la soirée à la lueur des étoiles,
Un temps pour la soirée à la lueur de la lampe
(La soirée des photographies que l'on feuillette)
L'amour est le plus près d'être lui-même
Lorsqu'ici-et-maintenant cesse d'importer.
Les vieillards doivent être des explorateurs
Ici-et-là n'importe pas
Il nous faut toujours toujours nous mouvoir
Au sein d'une autre intensité
Pour une union plus intime, une communion plus profonde
A travers le froid obscur, la vacante désolation,
Le cri de la vague, le cri du vent, les vastes eaux
Du pétrel et du marsouin. En ma fin mon commencement."

(T.S. Eliot, Quatre quatuors - East Coker)