dimanche 2 avril 2006

Noirs propos

III

"O noir noir noir. Tous s'en vont dans le noir,
Dans les vides espaces interstellaires, dans le vide au-dedans du
vide,
Les capitaines, les négociants, les hommes de lettres éminents,
Les généreux protecteurs des arts, les hommes d'État, les gouverneurs,
Les fonctionnaires distingués, les présidents de comités,
Les magnats, les entrepreneurs, tous, ils s'en vont dans le noir,
Et noirs le soleil et la lune, noir l'Almanach de Gotha
Noirs la Gazette de la Bourse et l'Annuaire des Directeurs,
Et froid le sens, perdu le mobile de l'action ?
Et nous tous entrons avec eux dans le silence funéraire -
Les funérailles de personne, car il n'y a personne à enterrer.
J'ai dit à mon âme : "Tiens-toi tranquille et que l'obscur tombe
sur toi
Qui est l'obscurité de Dieu". Tout de même que, dans un théâtre,
On éteint les lumières pour changer les décors
Avec un roulement caverneux de coulisses, avec un mouvement
de l'obscur sur l'obscur,
Et nous avons que les collines et les arbres, le panorama éloigné
Et la fière façade imposante sont tous en train d'être emportés -
Ou comme, lorsqu'un train souterrain, dans le métro, s'arrête
trop lontemps entre deux stations
Et que les conversations s'élèvent pour retomber lentement dans
le silence
Vous voyez derrière chaque visage s'approfondir le vide mental
Qui ne laisse que la terreur croissante de n'avoir rien à quoi
penser;
Ou lorsque l'esprit sous l'éther est conscient, mais conscient
de rien -
J'ai dit à mon âme : "Tiens-toi tranquille et attends sans espérance
Car l'espérance serait l'espérance fourvoyée; attends sans amour
Car l'amour serait l'amour fourvoyé; il y a encore la foi
Mais foi, amour et espérance sont tous contenus dans l'attente.
Attends sans penser, car tu n'es pas prête à penser :
Ainsi l'obscur sera lumière ; le repos danse."
Murmures d'eaux vives, éclairs d'hiver;
Le thym sauvage inaperçu, la fraise des bois,
Les rires au jardin, extase réverbérée
Non point perdue, mais requérant, mais s'efforçant vers l'agonie
De la mort et de la naissance.

Vous allez dire que je répète
Quelque chose que j'ai déjà dit. Je le redirai.
Le redirai-je ? Pour en arriver là,
Pour arriver là où vous êtes, pour partir d'où vous n'êtes pas,
Vous devez passer par une voie où il n'est pas d'extase.
Pour arriver à ce que vous ne savez pas
Vous devez passer par une voie qui est la voie de l'ignorance.
Pour posséder ce que vous ne possédez pas
Vous devez passer par la voie de la dépossession.
Pour arriver à ce que vous n'êtes pas
Vous devez passer par la voie dans laquelle vous n'êtes pas.
Et ce que vous ne savez pas est la seule chose que vous sachiez
Et ce que vous possédez est ce que vous ne possédez pas
Et là où vous êtes est là où vous n'êtes pas."

(T.S. Eliot, Quatre Quatuors - East Coker)